Selon Épicure, la mort ne serait pas à craindre, puisqu’elle serait « privation de toute sensibilité 1 ». Comme emporté•e•s dans un sommeil profond sans rêves, nous cessons ainsi d’exister. Pour d’autres, une nouvelle vie, un nouveau monde nous attendent après la mort. Il en est aussi certain•e•s qui pensent que les défunt•e•s continuent de voguer parmi les vivant•e•s.
Certain•e•s considèrent qu’il existe des lieux, marqués par des événements tragiques, qui abritent ces êtres mystérieux. Décrits comme des entités invisibles, dont la présence se fait ressentir par la froideur d’un souffle, le déplacement inexpliqué d’un objet ou encore l’impression momentanée d’une dépossession de son propre corps, ces fantômes — tels que nous les nommons — effraient et fascinent à la fois.

Accompagnée de ces récits, Angelika Markul est partie à la recherche de ces espaces énigmatiques, afin
d’interroger ce que ces croyances expriment de notre conception de l’existence. Cette quête l’a ainsi menée aux portes du Château de Fougeret, une bâtisse pluriséculaire connue pour être le théâtre de nombreux phénomènes surnaturels.

Loin de toute volonté spectaculaire ou scientifique, tentant d’élucider la véracité de ces phénomènes,
Haunted House privilégie la mise en relation de forces contraires : la vie et la mort, le visible et l’invisible, la présence et l’absence. La première, se manifeste par l’instauration d’une contradiction entre l’élan vital du vivant — incarné dans les plans mettant en scène la faune et la flore — et l’immobilité de la disparition, rendue palpable par ces innombrables portraits d’anonymes resté•e•s figé•e•s dans le temps. Cette dualité permet ainsi de positionner l’intérieur du château dans un espace-temps alternatif, comme isolé du reste de son environnement et imperméable à toute ingérence extérieure. Le simple regard du spectateur•ice dans cet espace autre s’apparente presque à un acte de voyeurisme, comme s’iel pénétrait dans un lieu qui lui était interdit, à la manière de Dante s’aventurant en Enfer accompagné de Virgile. Ici, c’est une entité invisible et flottante — un•e revenant•e ? — qui se substitue à la présence du poète pour guider l’observateur•ice clandestin•e. C’est son regard aérien et incorporel que l’on suit — dont la présence est parfois trahie par le mouvement d’une feuille ou d’un drap — et qui se fait l’intermédiaire entre notre monde, celui des vivant•e•s, et le sien, celui des disparu•e•s.

Toutefois, le monde des mort•e•s n’est pas absent de vie, au contraire, ce château est rempli de traces
d’existences passées appartenant à diverses temporalités, comme en témoigne la prolifération de reliques soigneusement conservées. Bien que nous ne connaissions pas l’histoire, ni l’identité de leurs détenteur•ice•s, les nombreux portraits qui traversent le film matérialisent le fait que ces objets aient appartenu à quelqu’un,  accentuant par la même occasion notre sentiment d’intrusion. En nous soumettant au scrutin de ces nombreux visages et en inversant les dynamiques traditionnelles du regard, transformant l’observateur•ice en observé•e, Angelika Markul rend impossible la négation de ces existences. Ainsi, ces objets ne sont plus anecdotiques, mais bien les maillons dispersés d’une vie qui n’est plus.

La conservation de ces reliques et leur survivance, nous amènent également à une nouvelle temporalité : celle du présent. En effet, bien qu’elles appartiennent à d’autres âges, c’est le regard contemporain de l’artiste qui leur donne vie à nouveau. Mais c’est aussi l’attention qu’y ont portée les propriétaires qui se sont succédé•e•s jusqu’à aujourd’hui qui ont permis leur rémanence. Figures invisibles et énigmatiques, iels sont pourtant omniprésent•e•s dans le film. Leur empreinte s’aperçoit dans le creux d’un coussin suggérant la présence récente d’un corps, la soigneuse disposition de statuettes sur une table de nuit, ou encore les bruits de pas qui parcourent la bande son. Toutefois, ce présent est presque impalpable face à l’ubiquité du passé. Est-ce une volonté des propriétaires actuel•le•s, ou bien une impossibilité de se défaire de ce qu’il y avait avant, témoignage d’une force surnaturelle qui habite ces lieux ?

En jouant sur cette double temporalité et en dressant l’inventaire — presque étouffant — de cet amas d’objets, l’œuvre d’Angelika Markul trace les contours d’un nouveau Xanadu 2. S’inspirant des personnages d’Orson Welles, la caméra endosse ici un double rôle, tentant à la fois d’assembler le puzzle de ces existences passées tout en contemplant cet entassement démesuré d’objets, réunis dans l’espoir d’atteindre le bonheur. Or, chacune de ces deux entreprises se révèle être vaine, car nul•le ne peut résumer une vie par un simple mot ou par un simple objet, tout comme l’opulence ne permet pas de parvenir à la plénitude de l’existence. Haunted House met ainsi en scène cette quête impossible et l’angoisse qui en découle — accentuée par la bande son, réalisée par Wojciech Puś, oscillant entre moments d’euphorie et d’inquiétude latente — conduisant finalement à une forme d’enfermement. Le film s’achève derrière une fenêtre close, au travers de laquelle s’aperçoit un extérieur verdoyant duquel nous demeurons désormais étranger•e•s, comme si nous étions
devenu•e•s nous-mêmes un fantôme.

En adoptant ces différents registres, auxquels s’appliquent plusieurs niveaux de lecture, Angelika Markul crée une mosaïque visuelle complexe, interrogeant notre rapport au temps et à l’existence. Haunted House soulève ainsi la question suivante : ferons-nous le choix de la vie, avec la violence qu’elle comporte, ou bien resterons-nous prisonnier•e•s de nos propres fantômes, jusqu’à en devenir un nous-mêmes ?

1 « Lettre à Ménécée », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 18, no. 3, 1910, p. 436, JSTOR,
[http://www.jstor.org/stable/40894220]. Consulté le 4 mars 2025.

2 Immense demeure construite par le personnage de Citizen Kane, protagoniste éponyme du film d’Orson Welles de
1941. Décrite par le narrateur comme le « plus grand terrain privé de plaisir », cette bâtisse accueille la collection
démesurée d’objets et d’œuvres d’art de son propriétaire. Symbole de la richesse et du pouvoir de Kane, Xanadu témoigne également de l’impossibilité de lui prodiguer le bonheur et l’insouciance de l’enfance.