«La vieille femme porte un panier d’herbes et de racines qu’elle a arrachées ; il semble, à son bras, lourd comme le temps. Ses pieds sur le sentier sont les pieds de sa mère, de sa grand-mère, de son arrière-grand-mère. Cela fait des siècles qu’elle marche sous ces chênes et ces pins, qu’elle cueille des herbes et les rapporte pour les sécher sous les avancées du toit de sa chaumière sur le pré communal. Depuis toujours les gens du village viennent à elle ; ses mains sont des mains qui guérissent, elles peuvent retourner l’enfant dans le ventre de sa mère ; sa voix murmurante charme la souffrance et la chasse, ou berce l’insomniaque jusqu’au sommeil. »[1]

Il y a un seul voyage ou alors plusieurs qui n’en formeraient qu’un. Il y a un seul voyage dans lequel je suis allée à plusieurs mètres de profondeur sous l’océan, au fond de la terre dans une grotte pour ressortir sur le toit des glaciers m’échouer sur la jetée de Kimberley. Il y a plusieurs voyages ou un seul qui s’emmêle, qui ne fait qu’un ou des milliers. Il y a les odeurs mélangées des oiseaux et des arbres, le son des voix qui ne parlent pas la même langue, qui communiquent par le corps, le regard, la caméra. Il y a le sourire bleuté des lèvres gercées et de nos mains rougies par le sable. Il y a plusieurs voyages ou alors un seul. Ma mémoire en a fait une histoire sans fin qu’on raconte aux enfants pour les endormir, celle d’un monde qui disparaît, qui va disparaître, qui n’a pas encore tout à fait disparu.

Croire qu’Angelika Markul s’intéresse au paysage serait se tromper sur sa pratique artistique. Elle regarde les éléments naturels vivre, se déployer et mourir. Pierre, arbre, glace, eau, terre jalonnent son parcours comme autant de traces pour dessiner un chemin. En 2013, elle tourne Bambi à Tchernobyl. Elle se rend sur place dans le lieu sinistré. Elle y découvre une nature qui reprend ses droits. Bambi c’est le récit d’une forêt qui meurt. C’est la mort de la mère dans la forêt, celle mise en scène par Walt Disney. C’est l’histoire de la mort qui rode et qui hante, l’histoire de l’extermination des femmes sorcières au XVIIèmesiècle, avant la catastrophe nucléaire qui décimera la mère nature. Mais voilà la forêt, comme les femmes, comme les sorcières trouvent un autre chemin pour exister et survire après la catastrophe. Comme le montre le film d’Angelika, Bambi à Tchernobyl, c’est l’histoire d’après, de ce qu’il reste de la forêt quand on la brise, quand on la détruit. C’est là que commence notre histoire, à toutes les deux, au fond des bois, dans l’antre des sorcières.

Nous effectuons notre premier tournage ensemble en novembre 2015. Nous partons au Japon pour découvrir un monument enseveli sous l’eau aux abords de Yonaguni, une île située au sud du pays. Nous plongeons pour découvrir le monument enseveli à 20 mètres de profondeur et de 75 mètres de long, à l’architecture évoquant un château ou un temple. Les scientifiques débattent encore actuellement pour savoir si  – ce qui ressemble à des marches est le fruit de l’érosion naturelle ou de la main de l’homme. Angelika a son idée sur le sujet, théorie qu’elle partage avec Masaaki Kimura, le géologue japonais à l’origine de la découverte du monument en 1986. Nous resterons plus de cinq jours, rythmés par l’attente quotidienne des rushs du chef opérateur et des débriefings. Le temps s’arrête. L’artiste invente ici sa propre mythologie autour de l’origine d’un lieu submergé par les eaux. Ourlets de l’océan aux bords de notre monde, Zone Yonaguni est l’histoire d’un cycle infini, la boucle perpétuelle de la vie. Elle est un flot permanent, un bercement suivi de secousses. À travers ma première expérience de tournage, c’est l’ombre de sa grand-mère sorcière qui nous protège. Son énergie et sa puissance guident les hommes au fond de la mer. Elle nous aide à faire émerger les images désirées. Lorsque nous arrivons à El Calafate en mars 2017, la pluie recouvre d’un voile les glaciers du Perito Moreno. De son état liquide à solide, l’eau nous encercle à nouveau. L’équipe s’affaire. Les continents changent de langues. Les caméras s’allument, bâche en plastique pour les protéger. L’ambiance de ce tournage est de loin la plus mystique que j’ai connue. Chacun fait appel aux dieux, car les murs de glace qui nous font face viennent d’un autre âge, d’une période qui nous rappelle à notre condition mortelle. Face à ce spectacle émerge une conscience aigüe de notre existence. Nous revenons inlassablement chaque matin filmer le soleil qui se lève sur les glaciers. Angelika décide, lors des premières heures du tournage, d’en appeler à sa mère. Elle cherche à faire basculer le temps, celui qui nous recouvre actuellement d’une fine pluie. À chaque morceau de glace tombé, il lui semblera qu’une main invisible la guide et lui demande de pointer la caméra à un certain endroit. Tout du long, elle ne se trompera jamais. En juillet 2019, nous partons pour le tournage de son nouveau film Marella, découvrir les traces de dinosaures situées sur la côte Kimberley dans le nord-ouest australien. Accompagnées par Richard Hunter, homme de loi Goolarabooloo et Steven Salisbury paléontologue, nous filmons les empreintes situées aux bords de l’océan qui se laissent voir uniquement lors des marées basses. Réglées sur le cycle lunaire, nous découvrons par la même occasion les croyances des Goolarabooloo et la richesse de leur savoir. Pour eux, certains êtres divins viennent de la mer et ont échoué sur la jetée. Ces êtres divins prennent parfois la forme de deux sœurs venues de l’océan. La puissance et la beauté du paysage ne réclament quasiment aucune intervention humaine. Absorbées par le spectacle auquel nous assistons, les caméras semblent désormais tourner seules, les images se font d’elles-mêmes. La force mystique du lieu nous dépasse, elle nous possède, nous écrase, nous rend muet. Elle éteint aussi les angoisses et la peur. L’œuvre entière d’Angelika rappelle inlassablement au mouvement instable et éprouvant de l’eau.

Dès notre première rencontre, je sais déjà les liens qui vont nous unir de manière indéfectible. Angelika me parlera alors de ses origines polonaises, son arrivée en France, ses débuts aux Beaux-Arts et ses premières œuvres. Elle revient sur des souvenirs de famille à l’époque où elle vivait encore en Pologne, notamment à propos de sa grand-mère paternelle. Un souvenir lui revient. Alors qu’elle était enfant, elle avait effrayé sa cousine au point que cette dernière en avait perdue le sommeil pendant plus d’une semaine. Pour réparer ce tort et défaire le sort qui avait été jeté, sa grand-mère lui fit faire un mélange à base de crachats et de cheveux qui permirent à sa cousine d’être libérée. Cette dernière pratiquait des techniques médicinales alternatives, se rapprochant de la sorcellerie. Dans sa famille, d’autres histoires circulent sur les capacités divinatoires de certaines femmes, soit à voir les morts, soit dans leur aptitude à lire l’avenir. Cette incursion dans son passé est révélatrice de certains traits mystiques de son caractère. Si je touche pour la première fois à la nature ésotérique de sa personnalité, j’aurai à plusieurs reprises l’occasion de la découvrir au fil de notre expérience commune. Lorsd’une exposition au FRAC Île-de-Franceau parc de Rentilly en mai 2017, je découvre l’œuvre de Dorothea Tanning intitulée Hôtel du Pavot. Une pièce aménagée de meubles a été envahie par des sculptures en tissus protéiformes évoquant vaguement des corps. Elles me rappellent les sculptures en cire et feutre d’Angelika. Chez les deux artistes existent un désir de donner forme à quelque chose d’inavouable et d’inexplicable qui se trouve à la lisière de l’humain et de l’animal, du vivant et du mort. Une silhouette sans visage qui viendrait du passé, nous parlerait du présent et annoncerait le futur. En Pologne, lorsque l’enfant atteint l’âge d’un an, une cérémonie est organisée. Sur une table, des objets sont disposés : photos, poupées, dollar. On présente à l’enfant l’ensemble de ces éléments et l’on regarde celui qu’il choisira. Alors âgée d’un an, Angelika choisira le billet. Ce dernier signifie la carrière. En cherchant des compléments d’informations sur Dorothea Tanning, je découvre des textes autobiographiques où elle raconte son histoire dans laquelle elle évoque son passage dans une grande ville des Etats-Unis: « À Chicago, je rencontre quelques hommes. Ils flottent vaguement sur l’écran, au son du jazz et au tintement des verres et des boissons glacées (les boissons sont à base d’alcools douteux, c’est l’ère de la prohibition). Il y a des milliers de boissons glacées et je me sens de plus en plus sûre d’une exceptionnelle destinée. » À leur manière, chacune me renvoie à la notion de vocation chez les femmes artistes : à leur désir, leur indépendance, leur émancipation autant qu’à leur réussite. Je suis amenée en mai 2018 à partir à Chicago pour monter l’exposition d’Angelika au centre d’art Sector 2337. Àcette époque, la phrase résonne encore dans ma tête. Leurs destinées se croisent à travers mon voyage. Angelika n’a pas pu m’accompagner et j’installe seule Si les heures m’étaient comptées filmée au cœur d’une grotte de cristaux dans le désert du Chihuahua au Mexique. La vidéo conte la traversée d’hommes au fond de la terre, un voyage suffocant où la température peut monter jusqu’à 60 degrés et où le taux d’humidité atteint 99%. Sous leur combinaison de glaces, les scientifiques cherchent à découvrir d’où viennent ces immenses cristaux de la taille d’un immeuble de trois étages. L’hypothèse la plus probante est celle d’une comète qui serait venue s’écraser entraînant du même coup l’extinction des dinosaures. Ici c’est l’eau, en trop grande quantité, régulée par la solidité de la glace, qui met en danger la vie de l’homme. À Chicago, les jours sont de longues pauses pendant lesquels je regarde le film s’ajuster sur l’écran blanc de la cimaise. Dans le même temps, les cristaux deviennent d’étranges talismans protecteurs que je pourrais désormais emporter partout avec moi car à jamais gravés dans ma mémoire.

L’ensemble des voyages que j’ai effectués avec Angelika forme en soi une mythologie car tout ce qu’elle touche semble doué d’un caractère magique. À travers ses films et ses sculptures, elle construit une histoire quasi mystique d’un monde en équilibre instable entre espoir et anéantissement. Sa fascination pour l’archéologie, l’astronomie, la géologie et la paléontologie me rappelle les savoirs perdus des femmes sorcières qui pouvaient deviner d’un simple regard la comestibilité d’une plante, le jour de pleine lune, l’âge d’une pierre ou l’arrivée d’une saison. Est-ce à dire que nous avons perdu notre capacité à sentir le monde ? Ou qu’Angelika a conservé le sien ? Il y a des choses que nous avons vécues, qui n’appartiendrons jamais qu’à nous deux et dont je ne peux pas parler. Entre les glaciers d’Argentine, les tréfonds des eaux au Sud du Japon et sur la côte aride du nord-ouest de l’Australie, s’est creusé le sillon du secret ésotérique qui résidera toujours entre nos deux regards.

[1]Starhawk, Femmes, Magie et Politique, les Empêcheurs de penser en rond, 2003, première édition en anglais 1982.