NATURE & FUTUR  par Daria de Beauvais

« Nature naturante » et nature dénaturée
Conçues comme autant de moments de « saisissement », les œuvres d’Angelika Markul placent le visiteur au cœur d’un jeu de forces qui provoque le vertige. La nature y joue un rôle prédominant et prend la forme d’un acteur souterrain, oublié par les errances du temps présent et qui, à la faveur d’une situation exceptionnelle, se déchaîne. On est saisi par la puissance des éléments ou par les ravages d’une dévastation dont les conséquences sont visibles in medias res à l’échelle d’un paysage ou d’un écosystème. Le travail de la nature reprend ses droits mythologiques sur la transformation du monde.

Ce que, au XVIIe siècle, Spinoza appelait la « nature naturante » pour désigner l’agent actif qui fait de la nature sa propre force de transformation est non seulement sublimé, mais aussi magnifié paradoxalement par le pouvoir des hommes qui se retourne contre lui. La « nature naturante » devient une nature dénaturée. La désolation qui en résulte prend un tour métaphysique : l’homme lui-même – et son action irréversible sur les éléments – semble être le jouet d’une force plus sourde, plus puissante qui, à l’échelle d’une terre en perpétuelle métamorphose, redimensionne le sens même de la destinée. Ne voir que ce qui semble accusatoire dans la démarche de l’artiste réduirait le sens de son travail : Angelika Markul ne dénonce pas des actes irréfléchis, elle formule une hypothèse esthétique qui donne tout leur relief à des forces qui nous dépassent. L’articulation entre ses films et ses sculptures en témoigne. Les uns ne vont pas sans les autres et c’est l’ensemble – expérimenté sensiblement par le visiteur – qui, à la manière classique d’un Aristote, relève d’un art qui prolonge le travail de la nature.

De ce point de vue, l’installation vidéo Gorge du diable (2013-2014) est emblématique. L’artiste capte une situation « naturelle », les chutes d’Iguaçu, dont elle détourne le sens en inversant le cours de la chute : l’effet produit est le résultat d’une intervention minimale dont les conséquences sont pourtant immenses. Le regard est littéralement « aspiré » et indique un retour vers une origine qu’on ne parvient jamais à saisir. Cet effet serait incomplet si cette capacité de l’image à nous « avaler » dans la Gorge du diable n’était pas accompagnée d’un dispositif sculptural qui, en raison de son immobilité, ajoute à l’effet pétrifiant du film. La noirceur des formes et le chaos de leur organisation sont comme les résidus produits par le mouvement des chutes d’eau : le visiteur, non seulement face à un paysage innommable, est d’abord face à sa propre part d’ombre. Gorge du diable nous ramène à l’intérieur de nous-mêmes, comme si on ravalait sans fin toutes les ténèbres qui sont en nous et qu’on en approfondissait la densité impénétrable. Ce jeu entre la nature extérieure qui nous submerge et l’intériorisation que l’artiste rend possible est un face-à-face terrible : dans le miroir tendu par l’artiste, chacun d’entre nous voit son reflet quasi cosmique.

L’installation vidéo Bambi à Tchernobyl (2013) produit le même genre de confrontations. Cette nature contaminée (le site de Tchernobyl filmé en hiver par l’artiste) devient l’objet d’une reconquête progressive mais désemparée : il s’agit presque d’une exploration de la conscience sur le terrain détruit de ses propres refoulements. La mémoire enfantine, la grâce animale ou l’éclosion d’une fleur ne sont plus les signes du renouveau, il s’agit plutôt d’une hybridation complexe entre la peur et quelques sursauts d’un « avant » perdu. Des mutations ne cessent de se produire, les traces persistantes de l’irréversible sont des stigmates qui prennent des formes que seule l’artiste rend visibles : la zone interdite de Tchernobyl devient paradigmatique.

Ce n’est pas la catastrophe de 1986 qui est pointée du doigt, c’est la manière dont elle nous parle des abîmes de la société industrielle, que chaque visiteur retrouve dans les replis de son propre corps et de sa conscience. Bambi à Tchernobyl se situe là exactement où la « nature naturante » croise la nature dénaturée. C’est un endroit où l’artiste exerce son droit d’inventaire, celui des catastrophes qui structurent – sans qu’on ne puisse plus rien y faire – notre rapport au monde.

Entre anticipation et effets de réel
Ce monde pourtant n’est ni tout à fait le nôtre ni tout à fait un autre. Il dessine des contours qui ne sont ni documentaires ni purement fantasmés. C’est un monde créé par l’artiste, tel un scénario d’anticipation, produisant ses propres effets de réel. Lorsque le visiteur se trouve face à l’installation La Chasse (2012), rien n’indique la cause de ce carnage où des êtres difficilement identifiables semblent avoir été victimes autant d’une traque que d’un déchaînement de boue. Ce qui est présent in fine, c’est presque une scène de crime et la question qui surgit est : qu’est-ce qui a rendu cela possible ? Avec la série des Frozen (2010), où des formes animales similaires, mutantes et étrangement familières, sont logées dans des congélateurs qui oscillent entre cercueils high-tech pour une civilisation qui aurait maîtrisé la cryogénisation et garde-manger sinistres, se pose la même question : qu’est-ce qui a rendu cela possible ? La réponse s’impose : c’est l’artiste.

L’artiste est redevenue démiurge visionnaire qui produit des situations abyssales où chacun est invité à projeter ses propres hypothèses. Quand l’artiste donne à voir ses « hypotyposes » – pour reprendre le vocable de la figure de style –, ce qu’elle provoque relève du vestige comme d’une mise en garde ou d’une prémonition. Ce qui doit advenir est déjà là. Les boucles temporelles s’entrecroisent, le passé immémorial rejoint un futur possible et c’est toute notre perception du présent qui s’en trouve modifiée. Comme si l’artiste avait activé en même temps les touches Fast Forward et Rewind de notre conscience : un sentiment de « déjà-vu » s’empare de nous et c’est à la lueur d’un néon posé là de biais que l’on découvre des scènes à l’inquiétante étrangeté. D’ailleurs, le choix récurrent de la lumière la plus artificielle, la plus crue, la plus aveuglante parfois, est significatif. Le néon semble antinaturel, pourtant ce qu’il éclaire est une modification de la nature qui doit nous apparaître dans toute sa familiarité. Est-ce au détour d’un rêve, à la faveur d’une extase, que d’un coup surgissent ces visions noires qui hantent longtemps l’esprit du visiteur comme le flash du néon qui se colle irrémédiablement à la rétine ?

Infiltration de la noirceur
Angelika Markul réussit à inventer un paysage qui, outre qu’il révèle une fascination pour la nature, semble être le paysage des âmes. La lumière crépusculaire des néons fait apparaître un art consommé d’une sorte de démonologie contemporaine où les « forces du mal » étudiées par les plus illustres théologiens sont déconnectées de préoccupations purement religieuses. L’artiste met au jour une infiltration constante de la noirceur et ses fantômes bien réels, et les formes sont soutenues par des artifices technologiques qui les rendent encore plus glaçantes. Le bénéfice de cette vision n’est pas tant le salut qu’un point d’arrêt : Pièce du silence (2013) permet, entre autres, cette pause dans le déchaînement qui nous entoure.

Ce que le silence offre alors appartient à l’inarticulé ou au cri. Il n’y a plus de phrases possibles, seulement entre deux étouffements une respiration profonde. Le doute alors s’immisce : ce qui respire, est-ce encore humain ? Est-ce, à l’image des 400 milliards de planètes (2014), une ambiguïté irrésolue entre le cosmologique et le mécanique ? Angelika Markul tient le réel par deux bouts : d’un côté la technologie la plus froide, de l’autre la matière la plus informe. Entre les deux, elle fait passer au visiteur des épreuves successives qui sont autant de façons de tester sa résistance visuelle et mentale. L’anxiogène devient un état stationnaire, en suspens avant, peut-être, un dernier plongeon en son âme et conscience.

Daria de Beauvais est curatrice au Palais de Tokyo. Elle est commissaire de la première exposition monographique d’envergure d’Angelika Markul en France, « Terre de départ », et mène par ailleurs une pratique de commissaire d’exposition indépendante.

Ce texte a été rédigé dans le cadre de l’exposition personnelle d’Angelika Markul « Terre de départ » au Palais de Tokyo en 2014.